HISTOIRE :Grace dormait. La tête renversée en arrière, elle ronflait légèrement. Il faut dire qu’elle était enrhumée ; c’était l’hiver. Grace dormait et il ne le fallait pas. Elle était de garde, cette nuit. Elle avait installé sa chaise juste devant la conciergerie, de façon à entendre tout ce qui se passait. Mais la semaine avait été éprouvante et elle s’était lâchement abandonnée dans les bras de Morphée. Grace était une belle femme. Elle était très grosse, mais toujours souriante et vigoureuse, ce qui lui donnait une allure pleine de vie qui ne déplaisait pas à tout le monde. Elle avait environ vingt-cinq ans. Ses cheveux roux et bouclés étaient tirés en un chignon imposant d’où s’échappaient quelques mèches. Elle était vêtue d’une robe noire ample, largement déboutonnée, de manière à ce que tout le monde puisse voir l’imposante poitrine de la jeune femme. Elle portait également un tablier blanc de coton. Toutes les femmes du personnel étaient habillées ainsi, de ces vêtements désuets. En fait, le temps semblait s’être arrêté depuis longtemps, ici, au St Michael's Home for Friendless Girls (1).
La sonnerie retentit dans le hall. Grace ouvrit un œil, puis deux, se frotta le visage, boutonna sa robe et se leva de sa chaise. Qui est-ce que ça pouvait bien être à cette heure ? La jeune femme ouvrit la lourde porte d’entrée. Il n’y avait personne. Endless street était vide et sombre. Puis elle baissa les yeux. Sur le paillasson se trouvait un panier en osier. Sous une pile de linges se trouvait un bébé. Grace s'y connaissait, il devait avoir environ quatre mois. Ses cheveux noirs étaient étrangement longs et il fixait la jeune femme de ses yeux fauves. Grace resta quelques instants à observer le nourrisson, captivée. Puis elle frissonna, se rappela qu'il faisait froid, et que le bébé risquait d'être malade. Aussi prit-elle le panier sous son bras le plus délicatement qu'elle put et ferma la porte. Puis elle alluma la lampe de la conciergerie, qui jeta un rectangle de lumière crue sur le carrelage noir. Le nourrisson cligna des yeux plusieurs fois. Grace enleva un à un les linges qui l'enveloppaient. Il y avait là des draps et une robe de nuit blanche, de taille adulte. Aucun vêtement adapté au bébé. Celui-ci s'était retrouvé nu comme un ver et Grace constata que c'était une fille. Sans doute celui qui l'avait abandonnée avait cherché un orphelinat pour filles. L'intéressée commença à pleurer ; elle poussa un cri grave et profond, comme celui d'une chouette. La jeune femme la prit contre elle et la berça. Lentement, la petite fille se calma. Grace, en la soulevant, remarqua qu'il restait quelque chose sous le drap qui tapissait le fond du panier. Il y avait un peigne rouge laqué, et un bout de papier sur lesquels étaient inscrits les mots suivants : "Her name is Louise Cohen. Hope you could give her the best education. Thank you so much for hosting her. God bless you" (2) Suivait une signature illisible. Grace haussa un sourcil. Décidément, il y en a qui ne font rien comme tout le monde, se dit-elle. Mais l'on ne pouvait pas laisser un bébé seul dans l'hiver. C'eût été de la pure cruauté.
Louise grandit dans un silence religieux. Les petites filles se levaient tôt, se rendaient à la messe puis à l'école, où elles apprenaient moins à lire, écrire et compter qu'à coudre et à tenir une maison. Louise était une fillette calme, silencieuse et repliée sur elle-même. Nul ne cherchait à ce qu'elle se fasse des amies. Il était bien vu que les orphelines soient seules pour ne pas subir aucune mauvaise influence, d'ailleurs, cela était dit dans le nom de l'institution. Ainsi, il y avait très peu de petits groupes à St Michael's Home. Louise était donc considérée comme normale. On se moquait parfois du fait qu'elle dormait avec son peigne, mais dans le fond c'était compréhensible. Cet objet était la seule chose qui la reliait à sa mère. Car c'était le peigne de sa mère, de même que la robe lui avait appartenu. Cette robe était bien trop grande pour Louise, mais elle attendait le jour où elle pourrait la porter. La fillette entretenait une relation particulière avec Grace. Grace était son infirmière officieusement attitrée, son amie, sa confidente, sa mère. Grace était tout. Louise l'adorait. La petite fille menait une existence stricte, son enfance était mutilée, mais elle était heureuse malgré tout.
Grace mourut à trente-huit ans, assassinée. Amy, une autre infirmière, jalouse de sa beauté, l'avait étranglée dans son sommeil avec ses propres cheveux, ses beaux cheveux roux. Elle fut mise en prison. Louise avait treize ans. Ses cheveux lui descendaient jusqu'en bas des reins. Au lieu de s'inquiéter pour son sort, elle décida de les faire pousser plus longs encore. Bien sûr, elle était très triste de la mort de Grace. Elle passa même une semaine sans manger. Mais, inéluctablement, la disparition de cette figure maternelle lui laissait plus de liberté. Elle commença à s'intéresser aux autres. Et bientôt, elle tomba malade. Enfin, plus exactement, elle tomba amoureuse, ce qui est un peu pareil. Sa dulcinée était une adolescente d'un an de plus qu'elle, une ravissante blonde au visage d'ange mutin, Emily. Emily réussissait tout ce qu'elle faisait. Elle avait des amies parmi les grandes. Ayant un parent à l'extérieur, elle faisait partie de celles qui pouvaient se rendre hors de l'orphelinat pendant le week-end. Louise l'adorait de tout son cœur.
Emily n'était pas stupide, au contraire. Malgré le silence de Louise, elle comprit son attirance pour elle et en fut flattée. Et puis après tout, pourquoi pas ?
Un soir d'été, Emily vint voir Louise dans sa chambre, qui lisait dans son lit comme un petit animal farouche blotti dans sa tanière, la fenêtre ouverte.
- Bonsoir, dit Emily avec un sourire lumineux.
- Bonsoir, répéta Louise d'une voix tremblante. Que... Que fais-tu ici ?
Emily s'assit sur le bord du lit. Elle ne savait trop comment formuler sa pensée.
- Je... Tu es amoureuse de moi, n'est-ce pas ? demanda-t-elle doucement.
Louise était sans voix. Elle hocha précipitamment la tête, n'osant pas dire non. Elle se cachait derrière son livre.
- Parce que, continua Emily en regardant par la fenêtre, ce n'est pas impossible que je le sois aussi. De toi, je veux dire.
Le visage fin de Louise s'empourpra. Elle esquissa un sourire timide et ne put réprimer un petit "Oh". Bien sûr, il était interdit de s'aimer à l'orphelinat. Mais elles étaient heureuses.
Elles marchaient dans les rues de Salisbury. Elles ne se tenaient pas par la main, ne voulant pas attirer les regards sur elles. Louise et Emily, respectivement quatorze et quinze ans, goûtaient au plaisir de la promenade dominicale.
- Où va-t-on ? demanda Louise.
Emily la regarda et lui sourit. Depuis la déclaration d'Emily, Louise n'avait cessé d'être plus ouverte, moins réservée, plus joyeuse de vivre. Sa compagne en était ravie.
- Tu verras.
Ses yeux verts étaient la joie même. Cependant, aujourd'hui il y avait comme une ombre dans ce regard. Louise ne s'en fit pas.
Elles arrivèrent devant une bâtisse visiblement inoccupée. Une jeune fille - elle devait avoir dans les dix-sept ans - fumait, adossée devant la porte. Elle eut un sourire de dépravée en voyant Louise. Cette dernière se sentit soudainement mal à l'aise. Elle jeta un coup d'œil à Emily. Celle-ci avait pâli d'un coup. Elle bredouilla :
- Ce... C'est Madison, une amie de l'orphelinat. Elle voulait te voir.
La dénommée Madison serra la main de Louise et coula un regard assassin à Emily.
- Pardon Louise ! cria la jeune fille d'une voix suraiguë avant de s'en aller en courant.
Louise était bouche bée. Elle tenta de fuir également, mais Madison la tenait fermement.
- Enchantée de te rencontrer, ricana Madison. Nous allons passer un bon moment ensemble...
Elle poussa la porte de la bâtisse et entraîna Louise à l'intérieur.
La pièce était complètement vide et sombre, très étroite. Une autre jeune fille s'y trouvait. Elle lança à son compère :
- Ah, je vois qu'on a fait bonne pioche ! Elle a été très ponctuelle, la morveuse, pour une fois !
- Tu parles, répondit Madison. Elle est venue me l'amener à l'heure pile. Au moins, les autres, elle s'arrangeait pour venir en retard. Ma pauvre, dit-elle à l'intention de Louise, je crois qu'elle ne t'aime pas beaucoup...
Louise plaqua une main contre sa bouche. L'autre jeune fille s'approcha d'elle et lui dit :
- Vois-tu, Emily est sous notre contrôle. Elle nous donne toutes les filles qu'on veut pour nous amuser...
- Que... Qu'est-ce que vous allez me faire ? bredouilla Louise.
- Ne t'inquiète pas, fit Madison en laissant échapper un rire gras, on ne te violera pas. On va juste te laisser moisir pendant cette pièce pendant vingt-quatre heures... Après, tu verras !
Et sur ce, elle partit avec son compère par une autre porte qu'elles fermèrent à clé.
Rester une journée et une nuit dans une pièce étroite, sans rien à boire ni à manger, sans toilettes, est une chose. Mais n'avoir rien, absolument rien à faire est bien pire. Louise ne pouvait même pas s'allonger, tant la pièce était petite. Il est inutile de relater ces vingt-quatre heures. Mais l'on peut dire que c'est après vingt heures passées dans la solitude la plus complète, dans l'angoisse de l'avenir, dans la faim et le désœuvrement, que Louise perdit la tête. Oui, quand Madison et son acolyte ouvrirent la porte de la petite chambre, elle était devenue folle. Elle gémissait, se balançant d'avant en arrière, et lorsqu'elles lui dirent de se lever, marcha de façon complètement déséquilibrée.
- Oh putain, dit Madison, on l'a rendue dingue. Je la croyais plus résistante.
- C'est dégueulasse, enchaîna l'autre, elle a pissé, faudra nettoyer.
Si les deux monstres avaient laissé partir Louise, avec un peu de temps, du repos et un suivi médical, elle aurait pu redevenir normale. Mais elles ne s'arrêtèrent pas là. Madison traîna Louise par les cheveux dans une autre salle. Elle la balança par terre sans douleur et s'approcha d'elle.
- Hmmm, et si je l'étranglais, comme sa chère infirmière ?
Louise se mit à pleurer. Elle criait comme un enfant, elle voulait que ce cauchemar s'arrête, elle voulait qu'on la laisse tranquille.
- Non, coupe-lui ses chers cheveux, et fais-les lui bouffer.
Madison hésitait ; elle prenait son temps. Louise n'en pouvait plus.
Encore une fois, il serait pervers de raconter les horreurs que lui firent subir les deux monstres. Lorsque Louise fut relâchée, elle ne pouvait plus marcher. Son corps était criblé de sang, et des vulgarités écrites avec son propre sang couvraient ses bras. Elle avait des marques rouges sur le cou. Elle ne parvint pas à retourner à l'orphelinat. Deux policiers la retrouvèrent, étendue de tout son long sur un trottoir, presque morte. On téléphona, on s'informa. Elle était Louise Cohen, quatorze ans, et bredouillait des paroles incompréhensibles...
On donna ses effets à Louise et elle fut transférée à l'hôpital de Roundway (3). Elle mourut deux ans plus tard suite à une crise d'épilepsie particulièrement violente.
Elle se trouvait dans une pièce vide. Elle avait son peigne à la main et était vêtue de la robe de sa mère. Cela lui rappela ce jour. Ce jour où ses cheveux avaient commencé à lui faire mal. Ce jour où ils avaient commencé à lui manger le cœur et le cerveau. Elle regarda son peigne pour effacer ces pensées. Elle ne se demandait pas où elle se trouvait. Elle voulait de la compagnie. Une petite voix retentit soudain :
- C'est le moment de renaître maintenant. Oublie ta triste réalité et ouvre cette porte.
Qui était là ? Qui parlait ? Louise entendait une petite fille mais ne la voyait pas. Est-ce qu'elle pouvait quand même la peigner, juste un peu ?
- Elle te mènera à la première étape de ton voyage... Bon jeu !
La fillette acheva sa phrase avec un rire cristallin. Louise ne regarda même pas la porte. Elle décida d'attendre ici pour l'éternité. Elle resta dans cette pièce pendant dix heures. Mais la faim, et surtout, le manque cruel de compagnie, la firent changer d'avis.
Et elle ouvrit la porte.
ANNEXE :Notes :
(1) : Orphelinat situé dans l'Endless street à Salisbury dans le Wiltshire, dirigé par Miss Elizabeth Hall.
(2) : "Son nom est Louise Cohen. J'espère que vous pourrez lui donner la meilleure éducation. Merci beaucoup de l'accueillir. Dieu vous bénisse".
(3) : Roundway Hospital, connu également sous le nom de Roundway County Lunatic Asylum, est un asile psychiatrique du Wiltshire.
Dossier photographique :
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